vendredi 10 août 2012

Improbables prothèses (Antonio Tabucchi, 1; Murakami Haruki, 11)



Le désir m'a souvent gagné de connaître les rêves des artistes que j'ai aimés. Malheureusement, ceux dont je parle dans ce livre ne nous ont pas laissé les parcours nocturnes de leur esprit. La tentation d'y remédier est grande, en appelant la littérature à remplacer ce qui s'est perdu. Je me rends pourtant compte que ces récits de substitution, imaginés par un nostalgique de rêves ignorés, ne sont que de pauvres suppositions, de pâles illusions, d'improbables prothèses. 
Qu'ils soient lus comme tels, et que les âmes de mes personnages, qui à présent rêvent de l'Autre Côté, soient indulgentes avec ce pauvre représentant de leur postérité.
Note liminaire à Rêves de rêves, Christian Bourgois Éditeur. 
Traduction de Bernard Comment.

Un exemple classique de prothèse improbable.


Antonio Tabucchi demeure discret sur la méthode qu'il a utilisée pour obtenir un aperçu des rêves des autres. 
Murakami Haruki se montre plus explicite, et ne nous cache pas que c'est une tâche qui demande un certain engagement physique; devant lequel il ne recule pas, ce qui n'est pas surprenant  de la part de ce coureur de fond. 
Et, le plus important, il faut des réceptacles à rêves, qui sont des crânes de licornes. Pourquoi? 
Parce que pourquoi pas.



Il y avait des paysages inconnus, des musiques jamais entendues, des échos de mots dont je ne comprenais pas le sens. Ces images venaient soudain flotter à la surface et replongeaient tout aussi soudainement  dans l'obscurité. Entre une parcelle et la suivante, il n'y avait rien de commun. Ce que je faisais ressemblait à tourner rapidement le bouton de fréquences d'une radio, passant d'une émission à l'autre. J'essayais, de différentes façons, de mettre encore plus de concentration dans les terminaisons nerveuses de mes doigts, mais j'avais beau m'efforcer, le résultat était toujours le même. J'avais beau comprendre que les vieux rêves essayaient de me transmettre quelque chose, je n'arrivais pas à déchiffrer l'histoire.

Peut-être manquait-il quelque chose dans ma façon de les lire. Ou alors, leurs paroles s'étaient-elles affaiblies au cours des ans et étaient maintenant désagrégées. Ou encore, entre leurs pensées et les miennes, y avait-il une trop grande différence de contexte et de temporalité. Toujours était-il que je pouvais seulement observer en silence ces parcelles hétéroclites qui s'élevaient puis disparaissaient. 

Évidemment, il y avait aussi quelques paysages normaux comme ceux que j'avais l'habitude de voir. Des paysages on ne peut plus communs: herbes vertes ondulant sous le vent, nuages blancs flottant dans le ciel, lumière tremblante du soleil à la surface d'une rivière.
Pourtant, ces paysages ordinaires emplissaient mon cœur d'une sorte d'étrange et inexprimable tristesse. Où, dans ces paysages, se cachaient les éléments qui suscitaient ma tristesse, je n'aurais su le dire. Comme des bateaux que l'on regarde passer de sa fenêtre, ils arrivaient et disparaissaient sans laisser de traces.



Ces visions duraient un certain temps, puis les crânes perdaient peu à peu de leur chaleur, comme une marée se retire, et redevenaient de simples crânes blancs et froids. Les vieux rêves étaient repartis dans leur sommeil. Et l'eau coulait du bout de mes doigts jusque sur le sol. Ma tâche de "lecteur de rêves" se répétait ainsi à l'infini.
La fin des temps, Editions du Seuil, 1992. 
Traduction de Corinne Atlan.



La prothèse reproduite ci-dessus est protégée par un brevet sans garantie du gouvernement.

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