lundi 8 octobre 2012

La ballade de Pangur Bán et autres marginalia




Stephen J. Gertz, sur Booktryst, inspiré par un article du Lapham's Quarterly, nous a rappelé il y a quelques mois que dans les marges des manuscrits médiévaux, on trouve parfois des annotations  inattendues:

  Parchemin trop frais, encre trop diluée: bonjour les pâtés! 
  
  Il fait froid. 
  
  Ce parchemin-là, c'est du velu.
  
  J'ai dû finir à la chandelle.
  
  Saint Patrick d'Armagh, délivrez-moi de l'écriture.
  
  Dieu merci, il fera bientôt nuit.

S. J. Gertz discute longuement des différentes significations que pouvait revêtir l'expression "the parchment is hairy", pour un copiste du Moyen-Age.

L'infini labyrinthe des effets et des causes a fait qu'Eric Poindron nous a récemment entretenu lui aussi de ce sujet, dans ce billet.


L'infini labyrinthe des effets et des causes
(version simplifiée) 

Mais tout n'est pas aussi sombre dans les marges des manuscrits médiévaux. Au bas d'une page d'un manuscrit conservé au monastère Saint-Paul  à Lavanttal en Carinthie,  et désigné dans l'inventaire de sa bibliothèque comme "le Cahier de Reichenau" (un cahier d'exercices de calligraphie passé par les mains de plusieurs copistes du neuvième  siècle) on peut lire ce petit poème en langue gaélique:

Messe agus Pangur Bán, 
cechtar nathar fria shaindán: 
bíth a menmasam fri seilgg, 
mu menma céin im shaincheirdd. 

Caraimse fos, ferr cach clú 
oc mu lebrán, léir ingnu; 
ní foirmtech frimm Pangur bán 
caraid cesin a maccdán

Ó ru biam, scél gan scís 
innar tegdais, ar n-óendís, 
táithiunn, díchríchide clius 
ní fris tarddam ar n-áthius

Gnáth, húaraib, ar gressaib gal 
glenaid luch inna línsam; 
os mé, du-fuit im lín chéin 
dliged ndoraid cu ndronchéill

Fúachaidsem fri frega fál 
a rosc, a nglése comlán; 
fúachimm chéin fri fégi fis 
mu rosc réil, cesu imdis. 

Fáelidsem cu ndéne dul 
hi nglen luch inna gérchrub; 
hi tucu cheist ndoraid ndil 
os mé chene am fáelid. 

Cia beimmi a-min nach ré 
ní derban cách a chéile 
maith la cechtar nár a dán; 
subaigthius a óenurán

Hé fesin as choimsid dáu; 
in muid du-ngní cach óenláu; 
du thabairt doraid du glé 
for mu muid céin am messe.




Page du manuscrit de Reichenau. 
En bas à gauche, la chanson de Pangur Bán.

L'image que ce poème donne de la vie d'un lettré médiéval est plus souriante que celle qui ressort des marginalia évoqués plus haut; les termes qu'emploie son auteur suggèrent qu'il exerçait une activité  moins monotone que celle de copiste: compilateur, commentateur, traducteur peut-être.

Me reposant avec confiance sur le petit viatique dont je m'étais muni - des connaissances lacunaires en  prosodie, des notions approximatives de métrique,  et une peine flasque de whiskey (pour essayer d'y trouver une couleur vaguement locale: j'ai vu apparaître le fond de la flasque avant d'avoir le sentiment d'y être parvenu),  j'en ai risqué la transposition suivante:

Moi et l'chat - lui, c'est Pangur Bán -
Faisons l' même métier, à peu près:
Il chasse des rats et il aime ça;
J'attrape des mots, j'en ai jamais assez.

La  gloire terrestre, très peu pour moi:
J'pose pas ma plume, pour un empire;
Pangur, quand il chasse, le roi
N'est pas son cousin, on peut l' dire.

Comment que j'en gratte, du latin,
Y aurait de quoi faire des envieux;
Comme il jongle avec un taupin, 
C'est un vrai plaisir pour les yeux.

De quoi c'est qu'il a l'air, Pangur, 
Quand il s'est chopé un mulot?
On dirait ma pomme, j' vous jure, 
Quand j'ai débrouillé l' sens d'un mot.

J'crois qu'il pourrait user les murs
A tant les r'garder fixement;
Que j'm'use les yeux sur des conjectures, 
J'crois qu' ça pourrait s'produire avant.

Et quand d'une lézarde, un lézard
S'extirpe enfin pour prendre l'air,
Pangur, plus vif qu'un léopard
L'estourbit, sans en avoir l'air:

L'est ni plus ni moins excité
Que moi, quand j'ai fait tenir, enthousiaste,
Une métaphore sur quatre pieds,
Comme c'est qu'ils disent, les scoliastes.

Jour et nuit, Pangur perfectionne
Sa technique d'attrape-mouches;
Les vocables que j' collectionne
Nuit et jour, sur papier j' les couche.

On s'ennuie jamais, lui et moi,
Contents de nos vies minuscules;
On poursuit chacun notre proie,
Que ce soit l'aube ou le crépuscule.



Portraits de Pangur  Bán
esquissés à la va-vite sur une feuille de parchemin qui traînait par là. 
À côté, quelques-unes des choses pleines de pattes 
qu'il a attrapées et laissées bien en vue dans le scriptorium 
pour qu'on admire ses talents de chasseur 
(entre autres, un taupin, pour ceux qui se demandent ce que c'est).

Pour cette transposition je me suis inspiré avec mon dilettantisme habituel de plusieurs des versions anglaises du poème qu'on peut trouver çà  et sur le net, parmi lesquelles celle-ci est ma préférée:

Turning darkness into light 

I and Pangur Bán, my cat 
‘Tis a like task we are at; 
Hunting mice is his delight 
Hunting words I sit all night.

Better far than praise of men 
‘Tis to sit with book and pen; 
Pangur bears me no ill will, 
He too plies his simple skill.

‘Tis a merry thing to see 
At our tasks how glad are we, 
When at home we sit and find 
Entertainment to our mind.

Oftentimes a mouse will stray 
In the hero Pangur’s way: 
Oftentimes my keen thought set 
Takes a meaning in its net.

‘Gainst the wall he sets his eye 
Full and fierce and sharp and sly; 
‘Gainst the wall of knowledge I 
All my little wisdom try.

When a mouse darts from its den, 
O how glad is Pangur then! 
O what gladness do I prove 
When I solve the doubts I love!

So in peace our tasks we ply, 
Pangur Bán, my cat, and I; 
In our arts we find our bliss, 
I have mine and he has his.

Practice every day has made 
Pangur perfect in his trade; 
I get wisdom day and night 
Turning darkness into light.

Traduction anglaise de Robin Flowers.

Mais de ces nombreuses versions (le poème jouit d'une popularité certaine dans les pays de langue anglaise, sans parler de ceux de langue gaélique), la plus connue est due à W. H. Auden (vous pouvez constater, en allant la lire ici, qu'elle prend avec le texte original encore plus de libertés que la mienne!).

Quant au nom de Pangur Bán, il rappellera sûrement quelque chose à ceux de mes visiteurs qui ont vu  le  dessin animé Brendan et le Secret de Kells.  Non seulement le chat blanc qui y joue un rôle non négligeable (du calme, Pangur! c'est ce qu'on appelle une litote) porte précisément ce nom, mais pendant le générique de fin, après la reprise de la chanson d'Aisling, vous pouvez entendre réciter les premières strophes du poème de Pangur Bán, en version irlandaise.
Pourquoi le chat du film est-il blanc? En gaélique Pangur Bán voudrait dire Le Foulon Blanc. Si vous avez partagé un lit avec un chat, si vous savez en quoi consiste le travail d'un foulon, ce nom se passe d'explication. On dirait un nom de super-héros, non? Le Frelon Vert n'a qu'à bien se tenir!


L'infini labyrinthe des effets et des causes a été cartographié (de mémoire) par Villard de Honnecourt (vers 1240); c'est  à lui, aussi, qu'on doit le dessin du chat et des bestioles. Oui, la chanson de Pangur Bán date du 9° siècle, et non, ce n'est pas un anachronisme: n'oublions pas que Pangur Bán a neuf vies - au moins! (aux dernières nouvelles, il va bien, merci pour lui).


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