samedi 29 décembre 2012

Le bruit que fait le cœur (Beasts of the Southern Wild)


Le monde n’est pas moins beau 
pour n’être vu qu’à travers une fente 
ou le trou d’une planche.  
Henry David Thoreau

L'univers est un bricolage fait n'importe comment. La preuve, c'est que parfois il suffit d'un coup de marteau donné au bon endroit au bon moment pour que ça redémarre; et d'autres fois, même en démontant et en remontant tout ce qu'on a à portée de la main bien comme il faut, ça ne se remet pas à marcher. Ce n'est pas une raison pour arrêter d'essayer de le faire fonctionner: tout ne fonctionne pas tout le temps de la même façon, parfois, il faut démarrer un moteur, parfois, il faut pousser ou pagayer. 



Parfois, entre deux battements de cœur, il se passe si longtemps qu'on aurait le temps de compter jusqu'à beaucoup, si on avait envie de s'amuser à ça - mais en général on n'a pas envie, parce qu'on a trop à faire à regarder ce qui se passe entre ces deux battements-là: par exemple une chose en train de se défaire, de cesser d'être une chose pour devenir un débris. 
D'autres fois, le cœur se met à battre si vite qu'il est impossible de compter le nombre de fois qu'il bat entre un moment et un autre, par exemple entre le moment où une femme entre dans une cuisine et celui où l'on s'aperçoit que l'eau dans les marmites s'est mise à bouillir. Il y a des gens qui croient qu'une machine est capable de faire ce calcul, parce que c'est ça que les machines sont construites pour faire: cracher des chiffres qui ne signifient quelque chose que pour elles ou pour d'autres machines. C'est pour ça qu'il y a des gens qui croient qu'il faut attacher d'autres gens, pour leur bien, à des machines. Mais les machines n'arrivent pas à traduire les chiffres en phrases qui voudraient vraiment dire quelque chose, même pas en phrases aussi simples que: Papa ne va pas mourir.
Certains films sont montés par des gens qui regardent leur montre, pour s'assurer que le montage obéit bien à des formules apprises dans les écoles: tant de secondes pour les tonneaux que fait une voiture avant d'exploser, tant de secondes pour un baiser. Pas Beasts of the Southern Wild, un film où le timing des séquences a été calé sur les battements de cœur d'une Hushpuppy.



Parmi les gens qui ont vu le film, quelques aristarques, çà et là, ont dénoncé comme un "maniérisme" l'usage systématique de la caméra portée, oubliant que, d'une part, ce choix de caméra était dicté par les conditions du tournage (on a tourné dans de la vraie vase authentiquement traîtresse, pas sur un plateau), 
et que d'autre part, se placer à hauteur d'enfant*, c'était faire le meilleur usage possible de cette contrainte; ils se sont plaint aussi de nausées devant ces images qui ne restaient jamais tranquilles dans leur cadre (surprenante réaction: ils n'ont donc jamais le mal de mer devant les mouvements de caméra virtuelle des dernières productions Dreamworks, ou New Line, ou Pixar?); d'autres on trouvé que le rythme du film était bizarre: trop ceci au début, trop cela à la fin. 

Le tempo de Beasts of the Southern Wild n'est pas calculé par une machine, il est réglé sur des battements de cœur. Il y a de longs plans sur des choses qui marchent, et de courts plans sur des choses qui ne marchent pas. Et s'il y a, dans le dernier tiers du film, quelques ruptures de rythme, je soupçonne que l'élargissement du cadre, l'apparition de nouveaux personnages, avec qui Benh Zeitlin semble se forcer à garder ses distances pour ne pas compromettre davantage l'unité de ton du récit, n'y sont pas étrangers. Sans doute une logistique plus importante sur le terrain et une postproduction plus sophistiquée auraient-elles pu rendre plus homogènes les images saisies à fleur de peau dans le bayou, celles filmées sous des néons, et celles tournées au large;  mais au prix de quelle normalisation du scénario aurait pu être obtenue l'augmentation de budget nécessaire? Combien de livres de chair à offrir en nantissement? Produit avec d'autres moyens Beasts pourrait mettre en scène une princesse qui doit aller chercher une fleur d'or au-delà des montagnes et au-delà des mers pour soulager quelqu'un qu'elle aime des souffrances qu'il endure du fait d'une malédiction: et - on peut, pour ce genre de choses, faire confiance à la technique - il ne manquerait pas un pétale virtuel à la fleur d'or, pas un mâchicoulis numérique à la forteresse inaccessible. 
Mais, j'y pense, l'histoire que Benh Zeitlin nous a racontée, c'est justement l'histoire de cette princesse à la fleur d'or. Il l'a juste racontée autrement. 
Son film raconte comment une Hushpuppy vivait dans le bayou avec un papa qui était fatigué, et une maman qui n'était pas là. On ne sait pas pourquoi, la présence des mamans fatigue les papas, c'est une des lois de la nature. Et leur absence aussi, c'est encore une autre loi. Ça doit être assez compliqué d'être, ou un papa, ou une maman, et le plus compliqué ça ne doit pas être d'avoir à s'occuper de choses petites, ni même de tenir à distance de grosses méchantes choses: pour ça il suffit d'être fort. Pour faire fonctionner ensemble une maman, un papa et tout ce qui qui va avec, il faut être fort et encore quelque chose de plus: savoir exactement à quel endroit il faut frapper fort pour bien clouer les planches, et quel endroit il faut caresser, légèrement, de la main, du bout des doigts. 
Ça aide à savoir tout ça, d'écouter s'il y a un cœur qui bat à l'intérieur des choses, ou pas. 



L'univers est un bricolage, en général taper dessus ça ne change rien; parfois, au contraire, y ajouter quelque chose fait avec des pièces et des morceaux qu'on a récupérés et remontés comme on a pu, ça change tout.


*Ben Richardson, le chef-op'-caméraman-directeur de la photo a donné les précisions suivantes: pour le tournage il disposait d'une seule caméra dont il a modifié le harnais Easyrig de façon à pouvoir placer l'axe de la caméra à environ 90 cm du sol, pour adopter le point de vue du personnage principal.
Interview de Ben Richardson sur AFcinéma

Beasts of the Southern Wild / Les bêtes du Sud sauvage est un film de Benh Zeitlin.
La photo est © Benh Zeitlin, Cinereach, Court 13 Pictures, Journeyman Pictures et al.

2 commentaires:

nolan a dit…

Je suis bien d'accord que l'usage de la caméra portée marche vraiment dans ce film et ta critique est remarquable. Toutefois, je n'ai pas l'impression qu'on ait "tapé" sur ce film - les critiques sont largement positives, me tromps-je ? - et je suis moi même parfois décontenancé par les caméras qui bougent trop en général - petits ou gros films comme tu le dis : ce qu'on reproche à Transformers s'applique aussi sur certains films plus modestes.

Tororo a dit…

Merci beaucoup nolan! Je te rassure, j'ai eu la même impression que toi au sujet de la critique "institutionnelle", largement positive, et je ne m'en plains pas; je me référais plutôt à des commentaires de spectateurs sur allociné ou IMDB, qui donnent l'impression que certains veulent le beurre et l'argent du beurre, à la fois des scripts indé et le fini des blockbusters…
Je ne déteste pas quand ça bouge, au cinéma, même dans tous les sens, mais c'est plutôt quand la caméra fait systématiquement des pirouettes autour d'un décor virtuel que j'ai un peu le mal de mer! Question de génération peut-être? Lol, comme disent les jeunes!