jeudi 23 janvier 2014

Toute sortie est définitive


J’habite certainement le quartier le plus étonnant de cette ville étonnante*. « Ce quartier vous va bien… » m’a-t-on dit parfois.  Certains ont été jusqu’à reconnaître le climat d’un de mes livres, écrit depuis plus de vingt ans alors que je n’étais jamais venu par ici. « C’est tout à fait l’atmosphère que vous avez su si bien peindre… »
Comme la boule lancée d’une main sûre vers le but, le corps aboutit peut-être toujours dans le lieu exact où aspirait l’âme.
À moins que le décor autour de nous ne finisse par se modeler à l’image de notre imagination.
C’est ce qu’il m’arrive de penser quand je regarde avec attention ce qui se passe devant ma porte, dans ce bizarre quartier.
Oui, c’est bien comme si la réalité, par un détour, m’avait rejoint, au moment que je croyais être le plus loin d’elle, comme si la réalité extérieure collait à ma réalité intérieure sans que je sache laquelle est le reflet de l’autre. Je n’ai plus besoin d’inventer des histoires pour exprimer cette ombre fidèle, devenue ombre miroir, il me suffit désormais de regarder et d’écrire.


Un détour pour rejoindre la réalité
(ou pour être rejoint par elle)

Il y a des gens qui s’ennuient. C’est qu’ils ne savent pas regarder. Je veux dire voir. Voir suffit à tout. À qui sait voir, il n’est besoin de rien d’autre. Qui sait voir ne s’ennuie pas.
Si je me lève de ma table et que je regarde par la fenêtre, je vois, immédiatement après la largeur de la rue, qui a cinq mètres environ, le trottoir d’en face.
Or, juste devant ma porte, ce trottoir est percé d’un trou, un trou qui ressemble à un porche aplati, un trou à ras du sol en forme de bouche, une bouche de ciment qui n’aurait pas de lèvres. Seuls les gens du quartier connaissent  cet orifice semi-clandestin, les autres passent devant sans le voir. On ne peut imaginer l’attrait qu’il exerce sur les choses les plus diverses, et tout ce qui peut s’y engouffrer. Les ordures d’abord, tous les matins, que les balayeurs en casquette d’uniforme y précipitent imperturbablement, avec les eaux du ruisseau.
Mais ce n’est pas à cela que je pense, bien que l’insatiable bouche de ciment en fasse une consommation surprenante.
Non, je pense aux petits paquets disparates que des promeneurs hâtifs y précipitent, en catimini. Que peuvent-ils bien contenir?
Il y a aussi ces choses que des passants sortent rapidement de leur poche, ou de sous leurs jupes, et hop! on n’a pas le temps de s’en apercevoir qu’elles sont déjà dans le trou.
Le garçon du café voisin, après les balayeurs, vient chaque matin y vider ses cendriers. L’épicier y pousse les épluchures de sa boutique. Un après-midi, vers quatre heures, on entendit des miaulements s’en échapper. Un chat devait être tombé dans le trou. Des enfants s’attroupèrent, puis des femmes du quartier. Les miaulements furent longs à s’éteindre.
Derrière le trottoir, au-dessus du trou que je viens de dépeindre trop longuement peut-être, il y a un mur de cinquante centimètres de haut, environ, surmonté d’une grille. Ce mur est assez large pour servir de siège et toute la journée, à toutes les heures de la journée, des gens se reposent là, rarement les mêmes. Ce n’est pas trop de dire que ces gens sont étranges.
Comme tous les gens.
Je dirais même un peu plus.
Tout à l’heure, il y avait un vieil homme. Était-il si vieux? Sa barbe courte et noire semblait bien vigoureuse pour un vrai vieillard, une barbe de cinquante ans, hirsute. Ce faux vieillard était vêtu de loques, comme beaucoup qui hantent ce quartier, et sur sa tête il avait enfoncé une casserole en fer-blanc, la queue tournée par-devant. Au bout de cette queue il avait attaché une carotte qui pendait devant son visage. Tout à coup, il se leva et, à petits pas rigides, au milieu de la rue, s’éloigna vers le boulevard, en chantant un hymne patriotique. Si j’écrivais cela dans une histoire, ne dirait-on pas que je l’ai inventé?
La grille est haute et les barreaux sont assez espacés. Des fillettes aux bras roses s’y suspendent ou des bandes de galopins s’amusent à passer à travers, imaginant que les barreaux sont les troncs de la forêt vierge. Est-ce que tout cela ne ressemble pas aux images des rêves? Et ma vie, que ce n’est pas ici le lieu de raconter, ne prend-elle pas, plus elle se rapproche de sa fin, l’allure insoutenable des songes?
J’ouvre les yeux et le monde entre en moi. Je ferme les yeux et c’est la nuit. Mais d’où part le regard, cela qui transperce le verre fluide de la pupille pour s’arrêter aux limites de perception de la vue, cela qui englobe, à tout instant, une vision du monde? Comment la réalité ne dépasserait-elle pas la fiction puisque l’imaginaire ne saurait être que le reflet du réel? Mais un reflet quelquefois plus coloré, plus éclatant que sa source. Aussi est-il nécessaire de confronter le réel à l’imaginaire. Quand ce qui se passe dans la cervelle rejoint l’imaginaire,  il y a conflagration et vie véritable.
L’équilibre d’un homme est proportionnel au plus ou moins de distance entre ses désirs et leur réalisation.

[…] Pour l’esprit disposé à saisir la vérité où elle se trouve, la destinée humaine est inscrite sur cette pancarte affichée dans le vestibule d’un cinéma:


LE SPECTACLE ÉTANT PERMANENT
TOUTE SORTIE EST DÉFINITIVE

La vie en rêve, Phébus, Paris, 1997
(première parution sous le titre Le bien rêver 
chez Robert Morel, 1968)

* Ces pages furent écrites rue Saint-Séverin, vers 1950 (note de Marcel Béalu).

Illustration: entrée de l'impasse Salambrière, 
dans la rue Saint-Séverin, 
par Eugène Atget.

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