dimanche 24 novembre 2013

Des racines et des ombres


C’est l’hiver et, comme il fallait 
s’y attendre, je suis seul.
Alberto Cedron
lettre à Julio Cortazar, 
janvier 2004


Le billet du 11 septembre dernier vous a intrigués (enfin, je suppose), et vous vous demandez où en est le projet de traduction française de La raiz del ombù, l’album de BD dont la couverture allait porter les signatures inattendues d’Alberto Cedron et Julio Cortazar, n’est-ce pas?
Hé bien ça y est, vous pouvez vous la procurer: au jour dit, l’album est sorti des presses, et on le trouve maintenant dans toutes les bonnes librairies.

Voilà à quoi il ressemble:

La racine de l'ombù, 2013, CMDE

Je ne vais pas vous raconter que c’est une révélation comparable à celles de Maus*, de Palestine** ou de Persépolis***: non, c’est un album malade, un convalescent couturé de cicatrices - les marques que lui a laissées son histoire mouvementée.
Son caractère composite saute aux yeux: Cedron a d’abord réalisé, dans l’isolement de son exil, des dessins eux aussi isolés, avant de demander à Cortazar de les « faire parler »: significativement, les dessins les plus forts ne sont pas ceux qui s’intègrent le mieux au projet narratif, et ce n’est pas dans les planches les plus efficaces (si l'on se place d’un "point de vue BD"), qu’on les trouve. Dans ces planches fidèles aux codes de la bande dessinée, qui correspondent à une parenthèse intimiste entre un prologue et un épilogue expressionnistes, des collages, intégrant (sur une suggestion de Cortazar? les différents textes donnés en annexe dans l’album ne nous en disent rien, c’est dommage) des photos de famille, voisinent avec des cases nostalgiques dont la technique évoque, de façon presque mimétique, le style des historietas de la fameuse revue Billiken**** qui occupait une place de choix dans les souvenirs d’enfance des deux co-auteurs.
Malgré tout quelque chose s’est perdu… pas dans la traduction de l’espagnol en français, de très bonne tenue, mais dans la transmission d’un exilé à l’autre, de l’aveu même de Cortazar:  « Face au chaos apparent, j’ai commencé à établir différentes combinaisons; soudain, je me suis vu comme expulsé des images, comme un intrus sur un territoire qui, quelques heures auparavant, m’avait accueilli simplement » raconte-t-il en avant-propos; plus loin il précise: «J’ai senti que je prenais un mauvais chemin si j’effectuais ce qu’Alberto m’avait demandé dans son propre égarement: un simple montage, une mise en ordre de toutes ces choses flanquées dans les dessins. Je l’ai appelé à Rome, je lui ai demandé de revenir et que cette fois, il me raconte, face à chaque planche, ce qui les avait fait naître. En l’espace d’une longue matinée et de quelques verres, on a enregistré ce qui était désormais le chemin à suivre, et j’ai su enfin que ma tâche ne consisterait qu’à matérialiser topographiquement ces allées et venues des souvenirs ».
Expulsé comme un intrus. C’est justement, dans l’album, le fil narratif ténu qui relie les images: l’histoire de l’expulsion d’un hôte indélicat, qui a voulu s’emparer de l’histoire d’un autre pour s’en servir à ses propres fins. Pour que tout le monde s’amuse, il faut bien en passer par la répartition des rôles, tout le monde ne peut pas faire Robin des bois, dans le jeu il faut aussi un shérif de Nottingham. Brave Julio, qui pour faire plaisir à Alberto a accepté de jouer le shérif, et de s’effacer derrière l’histoire de son ami, à la fin.

*Maus, de Art Spiegelman
**Palestine, de Joe Sacco
***Persépolis, de Marjane Satrapi
****Fondé dans les années 30 et paraissant sans interruption depuis (c’est un peu l’équivalent sud-américain de notre bon vieux Spirou), l’hebdomadaire pour enfants Billiken occupe une place toute particulière dans la mémoire des Argentins de la génération de Cedron et de Cortazar, qui y découvrirent des adaptations de romans d’Emilio Salgari, d’Alfred Assolant… et d'aventures de Superman; plus tard, dans les années 60-70, d’autres de leurs contemporains, eux aussi anciens lecteurs, Pratt, Zoppi, Breccia et Oesterheld y furent publiés.

(La raíz del ombú, 1977 - 1980) 
traduit par Mathias de Breyne,
CMDE, collection  La racine du maguey.


Illustration © Collectif des Métiers de l’Édition.

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