lundi 8 décembre 2014

La quantité de signes distincts sur le papier (1): le paradoxe


Dans le roman de Walter Scott, Le Comte Robert de Paris, Edgar lit cette phrase au sujet de la voix d’un orang-outang:
"Une voix rauque, gloussante, qui parlait une langue incompréhensible."
A sa grande surprise, cette "langue" n’a aucune utilité dans le récit, comme si l’auteur, tombant par hasard sur cette idée fantastique, avait été trop paresseux pour en faire quelque chose.
Quel abus - une perle pour les cochons!
Edgar sait, lui, qu’il va faire un usage infiniment meilleur de cette idée.
Un profond silence s’est étendu sur son travail, il se laisse le temps d’une longue réflexion concernant l’orang-outang - une idée qui l’enveloppe littéralement de lumière, avec une intensité à la fois primitive et intelligente.
Pendant plusieurs heures, il reste assis devant sa table de travail sans toucher à sa plume; c’est à peine s’il bouge.
Il prend le temps d’imaginer une voix rauque et gloussante, produisant des sons  qui donnent l’illusion du langage humain, mais incompréhensible, de la même manière, pense-t-il, que le français ou le portugais peuvent être entendus comme des cris par ceux qui n’ont jamais tendu l’oreille vers ces langues, oui, comme tous les langages humains peuvent être perçus comme des gloussements.
Il en est de même avec les cryptogrammes. De prime abord, les signes et les chiffres paraissent impénétrables. Mais dès qu’il entreprend d‘en remonter le fil - en identifiant, par exemple, la quantité de signes distincts sur le papier - il est en passe de résoudre l’énigme. Les cryptogrammes, pense-t-il, sont fabriqués par des êtres humains. Un système conçu par un homme peut être déchiffré par un autre.
C’est aussi simple - et compliqué! - que cela.
Il a déjà écrit un article sur ce sujet dans le journal Burton’s Magazine, et certains ont estimé qu’il se flattait de capacités d’analyse surhumaines. Ils n’ont pas compris l’essentiel.  La façon de lire le cryptogramme est le premier pas vers la résolution de l’énigme.
[…]
Un beau matin de printemps, il prend conscience que la fin de la nouvelle doit être son commencement.
Elle doit débuter là où le crime s’achève.
Tout l’argument du récit doit donc être agencé autour de la tentative pour résoudre l’énigme.
L’exaltation le saisit quand il découvre que la tension du récit progresse ainsi d’une version à l’autre. Paradoxe de la curiosité, se dit-il, le visage enfiévré: plus nous apprenons que nous ne savons pas, plus il devient important pour nous de découvrir ce que nous ne savons pas si nous voulons savoir.

Je vous apprendrai la peur (Jeg skal vise dere frykten, 2008) 
traduit du norvégien par Vincent Fournier, Actes Sud, 2011

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