jeudi 8 décembre 2016

L'apprentissage de la ville, 1: le prestidigitateur

Je ne crois pas avoir manqué une seule fois, lors d'aucun des séjours - pourtant habituellement brefs - que j'ai pu faire à Paris au cours des trente dernières années, de lui rendre une petite visite, d'abord boulevard Saint-Germain aux Yeux Fertiles, puis rue Gît-le-Cœur à Un Regard Moderne.
Il y avait une bonne raison à cela: chaque fois il me régalait de ce tour de passe-passe dont tant de ses clients se souviennent (je n'ai pas été le seul de ses clients à en bénéficier, loin de là!): après que nous ayons échangé quelques phrases, il fouillait dans ses piles de papier et en sortait quelque chose - un livre, un fascicule, une brochure, un portfolio, une cassette, dont je n'avais jamais entendu parler et dont pourtant je réalisais instantanément que je ne pourrai pas me passer plus longtemps. Le recueil de gravures de Horst Janssen, si gros qu'il dépasse de l'étagère et menace de basculer dès que je touche à ses voisins, le flip-book où Bettie Page se dévergonde, si minuscule qu'il se retrouve toujours on ne sait comment coincé entre deux psautiers ou sous un dictionnaire, les mauvais sujets dessinés par Crumb (Heroes of the Blues, Pioneers of Country Music...) qui essaient à tour de rôle de s'évader de leurs petites boites en carton, la carte pliée en accordéon qui me permettra un jour - j'y compte bien - de ne pas me perdre quand je visiterai Ankh-Morpork (et qui, en attendant, ne manque pas une occasion de se déplier toute seule alors qu'on ne lui demande rien), je ne risque pas de les oublier, ils se donnent assez de mal pour ça.
Ils viennent tous de chez Jacques Noël,
mais ce ne seront pas eux les invités spéciaux de ce billet,
ça leur apprendra à faire les malins.

Non, en souvenir de Jacques Noël je vais exécuter pour vous un des tours qu'il maîtrisait si parfaitement: sans aucun trucage, je vais extraire d'un tas de papier (cette falaise de comics, que rien ne distingue les uns des autres, qui se trouve derrière moi) une poignée de gemmes et la faire scintiller sous vos yeux.

Chester Brown, allons, vous le connaissez au moins de réputation, puisque deux de ses ouvrages récents (Paying for it et Mary wept over the feet of Jesus) ont suscité sur le continent nord-américain des controverses dont l'écho assourdi est parvenu jusqu'à nous lorsque des éditeurs français en ont publié des traductions (Vingt-trois prostituées et Marie pleurait sur les pieds de Jésus).
Mais le comic de Chester Brown que Jacques Noël a sorti de derrière ses fagots il y a plus de vingt ans et qui n'a plus quitté depuis la liste de mes comics favoris
(c'est pour ça que j'a choisi de vous en parler), c'est
UNDERWATER*.


UNDERWATER est ce qu'on appelle un récit de formation. Mais un récit de formation inhabituellement ambitieux. Il suit les changements qui surviennent dans la vie d'une petite créature de sa naissance à ses premières... années? Oui, ce doit être ce que nous, les grandes personnes, nous appelons des années, et à quoi la petite créature ne songe pas encore à donner un nom: le temps, d'ailleurs, ne s'écoule pas pour elle de la même façon que pour nous.
Et Chester Brown raconte ça comme personne ne l'avait encore fait avant.
L'ambition de Brown a été de nous faire partager les émotions d'un être pour qui tout est encore nouveau, souvent intéressant, parfois effrayant, toujours indéchiffrable... j'aurais dû commencer par là: au début, la petite chose n'a encore de mots pour rien, pas de mot pour dire "froid",  pas de mot pour dire "faim",  pas de mot pour dire qu'elle est petite et que tout autour d'elle est trop grand, à commencer par les géants qui la soulèvent (trop haut!) en faisant des bruits bizarres avec ce grand trou qu'ils ont dans la grosse boule posée entre les appendices immenses dont ils se servent pour soulever les choses.
Béatrix Beck, pour celui de ses romans qui traite, lui aussi, de ce moment de la vie, avait trouvé ce titre parfait: "L'Épouvante, l'émerveillement".
Chester Brown n'y a sans doute pas pensé (pourquoi il a choisi Underwater? je ne sais pas) mais si on lui en parlait il estimerait sans doute que ce n'est pas un mauvais titre (s'il connaît Béatrix Beck, je ne le sais pas non plus).


Je résume (au cas où je n'aurais pas été assez clair): Underwater accompagne un enfant du moment où il ouvre les yeux à celui où il commence à maîtriser le langage.
Une ambition démesurée? Peut-être: "J’ai eu les yeux plus gros que le ventre!" déclara Chester Brown dans un entretien avec Nicolas Verstappen. Et il a interrompu abruptement son expérience au bout de deux ans et demi (et onze numéros), alors que trois ou peut-être quatre ou peut-être cinq ans (on ne le saura jamais) s'étaient écoulés dans l'univers où vivait sa petite créature.

Chester Brown avait-il vu juste? À qui, de ses yeux ou de son ventre, aurait-il dû se fier? Nous essaierons de le découvrir dans le prochain billet.
A suivre…



*A ne pas confondre, évidemment, avec son homonyme, le manga Suiiki (qui s'appelle aussi Underwater dans l'édition en langue anglaise) de Yuki Urushibara (elle aussi vous la connaissez, voyons: l'auteur de Mushishi!), paru chez nous au début de l'année (sous le titre  Underwater: Le village immergé). Que ce soit la dessinatrice japonaise ou ses éditeurs occidentaux qui aient choisi de l'intituler Underwater, ce choix fut sans doute judicieux,  car ce titre semble porter bonheur: le manga d'Urushibara lui aussi est excellent et je vous en recommande chaudement la lecture.


Dessins © Chester Brown.

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