mardi 13 février 2018

Petits morceaux de mondes (Ursula Le Guin, 3; L'anniversaire du monde, 2)



Je suis allée dans mon refuge secret au bord de la rivière 
et je me suis mise à pleurer. 
J'ai sorti les sacrés de mon sac d'âme et je les ai disposés par terre. 
Un des sacrés - ça n'a plus d'importance si je vous le dis - était 
un cristal que Ned m'avait donné, clair au sommet, 
d'un rouge laiteux à la base. Je l'ai tenu un long moment 
et puis je l'ai rendu. J'ai creusé un trou sous un rocher 
et j'ai enveloppé le sacré dans des feuilles de duhur, 
puis dans un carré de tissu que j'ai arraché de mon kilt, 
un magnifique tissu très fin que Hyuru 
avait fabriqué et cousu pour moi. 
J'ai déchiré le carré juste sur le devant de mon kilt, 
là où ça se verrait. J'ai rendu le cristal, 
 je suis restée assise là, longtemps, à côté de lui. 
Quand je suis rentrée à la maison, je n'ai pas parlé 
de ce que Didsu m'avait dit. 
Mais Ned était très silencieux, et ma mère avait l'air soucieuse. 
"Qu'est-ce que tu as fait à ton kilt, Ren?" m'a-t-elle demandé. 
J'ai légèrement relevé la tête, et je n'ai rien répondu; 
elle a ouvert la bouche pour parler, mais n'a finalement rien dit.   
Elle avait fini par apprendre à ne pas parler 
à une personne qui a choisi de rester silencieuse.
Ursula Le Guin, Solitude
dans L'Anniversaire du Monde.



Ce billet-ci est la suite de ce billet-là et encore de ce billet-là.

Cinquième nouvelle du recueil L'Anniversaire du Monde,  Solitude m'a semblé mériter une attention spéciale.
Cette nouvelle porte un sous-titre: "Appendice à PAUVRETÉ: le second rapport sur Onze-Soro, du Mobile* Entselenne'temharyonoterregwis Feuille; par sa fille Sérénité**".


SolitudeAn addition to "POVERTY: The Second Report on Eleven-Soro" by Mobile Entselenne'temharyonoterregwis Leaf; by her daughter, Serenity.
My mother, a field ethnologist, took the difficulty of learning anything about the people of Eleven-Soro as a personal challenge. The fact that she used her children to meet that challenge might be seen as selfishness or as selflessness. Now that I have read her report I know that she finally thought she had done wrong. Knowing what it cost her, I wish she knew my gratitude to her for allowing me to grow up as a person.
Shortly after a robot probe reported people of the Hainish Descent on the eleventh planet of the Soro system, she joined the orbital crew as back-up for the three First Observers down onplanet. She had spent four years in the tree-cities of nearby Huthu. My brother In Joy Born** was eight years old and I was five; she wanted a year or two of ship duty so we could spend some time in a Hainish-style school. My brother had enjoyed the rainforests of Huthu very much, but though he could brachiate he could barely read, and we were all bright blue with skin-fungus. While Borny learned to read and I learned to wear clothes and we all had antifungus treatments, my mother became as intrigued by Eleven-Soro as the Observers were frustrated by it.
All this is in her report, but I will say it as I learned it from her, which helps me remember and understand. The language had been recorded by the probe and the Observers had spent a year learning it. The many dialectical variations excused their accents and errors, and they reported that language was not a problem. Yet there was a communication problem. The two men found themselves isolated, faced with suspicion or hostility, unable to form any connection with the native men, all of whom lived in solitary houses as hermits or in pairs. Finding communities of adolescent males, they tried to make contact with them, but when they entered the territory of such a group the boys either fled or rushed desperately at them trying to kill them. The women, who lived in what they called "dispersed villages," drove them away with volleys of stones as soon as they came anywhere near the houses. "I believe," one of them reported, "that the only community activity of the Sorovians is throwing rocks at men."

Ma mère, une ethnologue de terrain, prit comme un défi personnel le fait qu’il était difficile d’apprendre quoi que ce soit sur la population de Onze-Soro. Qu’elle se soit servie de ses enfants pour relever ce défi peut paraître de l’égoïsme, ou de l’abnégation. Maintenant que j’ai lu son rapport, je sais qu’elle a finalement conclu qu’elle avait mal agi. Sachant ce que cela lui a coûté, je voudrais qu’elle sache à quel point je lui suis reconnaissante de m’avoir permis de devenir une personne.
Peu après que la sonde robotique eût signalé une population de souche Hainienne sur la onzième planète du système de Soro, ma mère rejoignit l’équipage en orbite pour se tenir en réserve des trois Premiers Observateurs descendus sur la planète. Elle avait passé quatre ans dans les arbres-cités de Huthu, une planète voisine. Mon frère Né Dans La Joie** avait huit ans et j’en avais cinq; ma mère souhaitait passer un an ou deux à bord d'un vaisseau pour que nous puissions bénéficier d’une scolarité hainienne. Mon frère avait beaucoup aimé les forêts de Huthu, mais bien qu’il eût appris à se balancer de liane en liane, il savait à peine lire, et nous étions tous les deux entièrement bleus à cause d’un champignon sur la peau. Pendant que Ned apprenait à lire et que j’apprenais à porter des vêtements, et qu’on nous administrait des traitements fongicides, la fascination de ma mère pour Onze-Soro grandissait, à la mesure de la frustration qu’éprouvaient les Observateurs.
Tout cela figure dans son rapport, mais je vais l’exposer tel que je l’ai appris d’elle, ce qui m’aide à me remémorer et à comprendre. Le langage avait été enregistré par la sonde et les Observateurs avaient passé un an à l’apprendre. Les nombreuses variantes dialectales pouvaient excuser leur accent et leurs erreurs, et ils informèrent le vaisseau que le langage ne posait aucun problème. Il y avait pourtant un problème de communication. Les deux hommes se trouvèrent isolés, en butte aux soupçons ou à l’hostilité, incapables de nouer un lien avec les indigènes mâles, qui vivaient tous en ermites dans des maisons isolées, ou quelquefois à deux. Après avoir découvert l’existence de communautés d’adolescents, ils essayèrent d’entrer en contact avec eux, mais quand ils pénétrèrent dans le territoire d’un de ces groupes, les garçons s’enfuirent ou se jetèrent désespérément sur eux pour tenter de les tuer. Les femmes, qui vivaient dans ce qu’ils appelèrent des villages dispersés, leur jetaient des volées de pierres dès qu’ils s’approchaient des maisons. Je crois, a dit l’un des Observateurs, que la seule activité collective chez les Soroviennes consiste à lancer des pierres sur les hommes.




Lucide dans le ciel 
(avec cailloux en lieu de diamants)

Une anthropologue, son grand garçon, et sa petite fille, y vivent une expérience d'immersion dans une culture qui leur est étrangère. La mère-anthropologue (tiens, c'est curieux… il me semble me souvenir qu'Ursula Le Guin est elle-même née dans une famille d'anthropologues) poursuit une mission pour le compte de l'Ekumen: elle espère que son rapport aidera les universitaires de Hain à comprendre comment l'éclatement de la civilisation la plus urbaine de la galaxie (la planète quasi-déserte qu'elle étudie a autrefois été couverte par une mégalopole de quatorze milliards d'habitants) a pu engendrer une société ultra-individualiste réduite à quelques poignées d'individus, vivant dans un isolement volontaire, répudiant non seulement toute technologie, mais aussi (presque) toute structure sociale - à la plupart des concepts qui rendent possible la vie sociale au sens où nous l'entendons (nous, et les Hainiens, bien sûr: dans l'Ekumen, c'est eux dont la vision du monde est la plus proche de la nôtre, celle du moins à laquelle il est le plus tentant pour nous d'adhérer), ils donnent le nom péjoratif de "magie". Pour les habitants de Onze-Soro, quiconque essaie d'exercer une influence sur d'autres gens, ou de les rendre dépendants de quoi que ce soit - d'une relation, d'une habitude, d'une ressource quelconque, par exemple d'objets fabriqués - "fait de la magie": c'est mal. Inutile de dire que le chantage affectif (qui est sur notre planète le couteau suisse des relations parents-enfants) est mal vu sur Onze-Soro.

Le professeur Feuille s'investit dans cette mission avec une foi de charbonnier, et autant de certitudes qu'en avaient, naguère, ceux que chez nous on appelait les hussards noirs de la République.
Elle constate (et, en bonne scientifique, elle essaie de faire entrer cette constatation dans une des grilles de lecture fournie par l'anthropologie) que les adultes sont plus que réticents à communiquer avec elle: elle finit par attribuer cette réticence à une question d'étiquette: sur Onze-Soro il est contraire à toutes les convenances, pour un adulte, de paraître vouloir enseigner quoi que ce soit à un autre adulte (et, de ce fait, un adulte qui, comme elle, pose des questions à un autre adulte fait étalage d'une choquante immaturité - elle découvrira assez tôt que, dans son voisinage, on l'appelle "la folle").
Toute transmission se fait des adultes vers les enfants, non par un système d'enseignement institutionnel, mais par la répétition (ou l'improvisation) de chants qui accompagnent toutes les activités quotidiennes. Au contraire, l'idée même de transmission d'un savoir entre adultes a quelque chose d'embarrassant, de choquant, d'obscène même. Aussi la scientifique a-t-elle recours à une tactique de terrain qui, ailleurs, a souvent donné de bons résultats: ses deux enfants serviront de médiateurs entre elle et la petite communauté à laquelle elle essaie de s'intégrer.
Sa fille - la narratrice - s'engage alors dans une autre mission, une qu'elle se donne à elle-même peu après son arrivée sur Onze-Soro: devenir un être humain, comme les autres enfants du village: cela implique de répudier l'usage de la magie qui a causé la perte des Anciens ( les Gens, comme les appellent les Soroviens, pour les distinguer des personnes ): non seulement la production industrielle, mais toute forme de socialisation impliquant l'échange. Au contact des habitants de la planète Onze-Soro, la jeune fille a adopté leurs vues sur la civilisation, profondément différentes de celles de sa mère - autrement dit des nôtres: ne serions-nous pas tentés de décrire une société où les mâles adultes vivent en ermites (en ermites occasionnellement cooptés par des femmes comme reproducteurs), où la seule activité collective des femmes "semble (aux observateurs extérieurs) consister à lancer des pierres sur les hommes" (soupçonnés de préméditer un mauvais coup dès qu'ils s'approchent des villages sans y être invités), et où les adolescents mâles vivent en bandes tenues à distance tant par les femmes que par les hommes, comme une société profondément dysfonctionnelle?
Mais la nouvelle d'Ursula LeGuin, quant à elle, adopte le  point de vue de Sérénité, la fille de Feuille l'anthropologue. Le point de vue d'une post-anthropologue?


Quand je lui racontais les histoires de l'Avant-Temps que Tante Sadne et Tante Noyit racontaient à leurs filles et à moi, elle les comprenait souvent de travers. Alors que je lui parlais des Gens, elle m'a dit: "Ce sont les ancêtres des gens qui sont maintenant ici". Quand je lui ai dit: "Il n'y a plus de gens ici", elle n'a pas compris. "Ici, maintenant, il y a des personnes", ai-je ajouté, mais elle n'a toujours pas compris.
[…]
La clef, bien sur, est le mot tekell, qu'on peut traduire en hainien par magie, un art ou un pouvoir qui viole les lois naturelles. Il était difficile pour Mère de comprendre que certaines personnes considèrent réellement que la plupart des relations humaines sont contre nature: que le mariage, par exemple, ou le gouvernement, peut être vu comme un sortilège maléfique élaboré par des sorciers. Il est difficile pour son peuple de croire à la magie.


Souvent, Sérénité se réfère aux rapports officiels écrits par sa mère pour les archives de Hain:
J'ai lu la description qu'elle en a donné dans ce qu'elle a appelé "Un Adolescent Mâle quittant le Cercle des Tantes: Survivance d'un Vestige de Cérémonie".
En rédigeant cet "appendice" au travail de sa mère, elle fait effort pour se montrer aussi précise qu'elle dans ses descriptions.
"Notre vie de tous les jours dans le cercle de tantes était monotone. A bord du vaisseau, plus tard, j'ai appris que les gens qui vivent des existences artificiellement compliquées appellent ce genre de vie "simple". Je n'ai jamais rencontré personne, où que je sois allée, qui ait trouvé que la vie était "simple". Je crois qu'une vie ou une époque paraît simple quand on ne regarde pas les détails, de même qu'une planète semble lisse quand on est en orbite."


Et ça, est-ce que c'est une chose compliquée
qui paraît simple quand on la regarde de près,
 ou une chose simple qui paraît compliquée
quand on la regarde de loin?

Comme toujours dans les déserts

Après avoir, devenue adolescente, passé, de nouveau, quelque temps sur le vaisseau Hainien qui l'a amenée, réfléchi sur ce à quoi ressemble une planète quand on la voit de l'espace, et complété de son mieux l'œuvre de sa mère, Sérénité choisit de retourner pour toujours sur Onze-Soro.
J'avais mon sac d'âme, le couteau de Ned attaché à une ficelle autour de mon cou, un implant de communication dans le lobe de mon oreille droite, et une trousse médicale que Mère avait préparée pour moi. "Ce serait bête de mourir d'une infection au doigt, après tout", avait-elle dit. L'équipage de la navette m'a dit au revoir, mais j'ai oublié de le faire. Je me suis mise en route pour quitter le désert et rentrer à la maison.
Le sol n'était que bosses et creux et grottes, des ruines de l'Avant-Temps; nous marchions sur de minuscules débris de verre et d'autres matériaux, comme toujours dans les déserts.

A l'image d'un désert planétaire où les débris de verre et de béton tiennent lieu de sable, la civilisation de Onze-Soro est bien moins simple qu'elle ne le paraît.
Qu'on y découvre un caillou poli revêt une signification particulière.
Vous vous souvenez de la phrase dédaigneuse par laquelle l'astronome Laplace avait coutume de balayer la croyance superstitieuse, colportée par des paysans ignorants et à laquelle des charlatans et des demi-savants essayent de donner une apparence de crédibilité, selon laquelle on pourrait trouver sur Terre des aérolithes, des cailloux tombés du ciel? "Il ne peut tomber de cailloux du ciel, pour la bonne et simple raison qu'il n'y a pas de cailloux dans le ciel".
Historiquement, une des premières leçons que la science-fiction a retenu de la science lui fut donc donnée par ce contre-exemple, celui d'un scientifique qui avait péché par manque d'imagination : les cailloux ne sont donc pas choses à dédaigner (Asimov donna d'ailleurs à un de ses ouvrages ce titre ironique: "Cailloux dans le ciel").
Sérénité sera passée de la planète-jungle où elle a fait ses premiers pas (sur les branches des arbres) à l'environnement aseptisé du vaisseau spatial hainien où on l'a décrassée et dégrossie, puis à une planète presque exsangue où l'on chante tout le temps, puis de nouveau au vaisseau, puis de nouveau la planète aride, il a bien fallu qu'elle se raccroche à quelque chose. C'est à ça que ça vous sert, un sac d'âme: à ranger les choses qui n'ont de valeur que pour vous.
Qu'y a-t-il dans un sac d'âme?
Un des cailloux dans mon sac d'âme, un vilain petit caillou gris que j'avais ramassé un certain jour à un certain endroit dans les collines au-dessus de la rivière pendant le Temps Argenté, un petit morceau de mon monde: voilà ce qui est devenu mon monde. Chaque nuit, je le sortais de mon sac et je le tenais dans ma main, en pensant à la lumière du soleil dans les collines au-dessus de la rivière, en écoutant le doux bruissement des systèmes du vaisseau, comme un océan mécanique.




* Mobile est le titre que portent les agents de l'Ekumen qui se rendent sur les planètes extérieures.
Ceux qui, sur la planète-mère, centralisent les informations reçues des Mobiles s'appellent, vous n'en serez pas surpris, des Stabiles.


** Les enfants du Professeur Feuille ont été enregistrés par l'état-civil hainien sous les  prénoms choisis par leur mère de Né dans la Joie (In Joy Born, dans l'original) et Sérénité (Serenity). Dès qu'ils eurent un peu grandi, ils préférèrent qu'on les appelle Ned (Borny, dans la version anglaise) et Ren.


À suivre...

Ursula Le Guin,

Les citations (paragraphes en vert) 

apparaissant dans le texte 
proviennent toutes de la nouvelle d'Ursula Le Guin, Solitude
dans le recueil L'Anniversaire du Monde.


Le site officiel d'Ursula Le Guin;
sa bibliographie selon wikipedia.

L'Anniversaire du Monde, nouvelles 
(The Birthday of the World, Harper Collins, 2002; 
traduction française de Patrick Dusoulier, 
Robert Laffont, 2006)


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