samedi 17 février 2018

Bon anniversaire, le monde (Ursula Le Guin, 4; L'anniversaire du monde, 3)


… et le monde tel que je l'ai connu 
a déjà pris fin à plusieurs reprises.
Ursula Le Guin

Retrouvons donc Ursula Le Guin, après ce billet-ci, celui-ci, et celui-là.

Cailloux précieux comme des diamants

Les cailloux s'invitent souvent dans les fictions d'Ursula Le Guin… ou pour mieux dire, quand ils apparaissent, ils sont traités en invités de marque. Situés dans le futur, et racontés au passé.

Il y a quarante ans, dans une des premières nouvelles du cycle de l'Ekumen, Le Collier de Semlé, il était déjà question de cailloux. Perdus. Retrouvés. Rendus.
Et il sera question ailleurs de planches déjetées. Matériaux de rebut. Grains de sable qui furent un jour façades de gratte-ciels en verre-miroir.
On retrouvera ainsi une de ces sociétés bâties sur des ruines dans un recueil plus récent, Always Coming Home (traduit en français La vallée de l'éternel retour).

Les cailloux, il existe un autre espace dans lequel ils occupent une place d'honneur: ces boites à biscuits, ou à pilules, ou à cigares, qu'on anoblit du titre de boite à trésors, et où l'on conserve des objets singuliers, aussi longtemps qu'on a l'âge de s'émerveiller des trouvailles faites sur le bord du chemin. Les personnages de ces nouvelles de Le Guin font tous l'expérience de pertes matérielles mais surtout immatérielles, de la perte de certitudes, de souvenirs, de refuges, ils ont tous besoin d'un sac d'âme, d'une petite chose qu'on peut serrer dans son poing.

Les deux fragments ci-dessous illustrent un des procédés dont use Le Guin pour tisser des liens - tracer d'étroits passages  - des pistes d'envol pour petits poucets - entre ses récits et entre ses mondes. Avec l'aide de ses amis les cailloux.

Cette nuit-là, dormant dans la chambre qui donnait sur la terrasse de Yaramera, Esdan rêva qu'il avait perdu une petite pierre ronde et plate qu'il avait toujours sur lui dans un petit sac. La pierre venait du pueblo. Quand il la serrait dans sa paume pour la réchauffer, elle était capable de parler, de parler avec lui. Mais cela faisait longtemps qu'il ne lui avait pas parlé. Il s'apercevait maintenant qu'il ne l'avait plus. Il l'avait perdue, laissée quelque part. Il pensait que c'était dans le sous-sol de l'ambassade, mais la porte était fermée à clef, et il ne trouvait pas l'autre porte.
Il se réveilla. C'était le petit matin. […] Il pensait à son rêve, à la pierre qui parlait. Il aurait aimé entendre ce qu'elle disait.
Ursula Le Guin, 
Musique Ancienne et les femmes esclaves
dans L'Anniversaire du Monde 
(The Birthday of the World, 2002)

Un des cailloux dans mon sac d'âme, un vilain petit caillou gris que j'avais ramassé un certain jour à un certain endroit dans les collines au-dessus de la rivière pendant le Temps Argenté, un petit morceau de mon monde: voilà ce qui est devenu mon monde. Chaque nuit, je le sortais de mon sac et je le tenais dans ma main, en pensant à la lumière du soleil dans les collines au-dessus de la rivière, en écoutant le doux bruissement des systèmes du vaisseau, comme un océan mécanique.
Ursula Le Guin, 
Solitude
dans L'Anniversaire du Monde 
(The Birthday of the World, 2002)

Vous l'avez remarqué, je me répète: serais-je distrait? Non, je voudrais simplement mettre en évidence ce fil ténu qui traverse romans, novellas et nouvelles d'Ursula Le Guin, un lien bien plus discret que le "ruban adhésif fait de mots" dont elle se moque gentiment dans la préface déjà citée: le fil de cette sonde jetée vers des strates d'idées situées trop loin du langage pour être verbalisées comme elle le dit dans The Child and the Shadow.  

Romans et nouvelles de Le Guin, que leur thème les rattache ou non à la science-fiction (c'est aussi vrai de romans "mainstream", comme on dit, comme Lavinia ou Loin, très loin de tout)  traitent de l'une ou l'autre de ces méthodes que nous - individus aussi bien que collectivités - avons trouvé pour ne pas perdre toute trace de notre passé.
De ce besoin que nous ressentons à un moment de notre vie, de ramasser quelque chose sur le bord du chemin, et de l'investir, arbitrairement, d'une signification. De préférence une petite chose brillante, tant qu'à faire.
Dans l'avant-dernière nouvelle du recueil, celle qui lui donne son nom, L'Anniversaire du Monde, une petite communauté traditionaliste subit une acculturation brutale, perd en quelques épisodes violents tout cet ensemble de petites choses ramassées au bord du chemin: ses croyances, sa vision du monde, ses rites; c'est un de ses membres qui nous le raconte - au passé.
On pourrait être tenté de résumer ce témoignage aux allures de conte en disant qu'une dystopie y est remplacée par une autre dystopie: ce serait oublier que chez Le Guin, les dystopies ne sont pas moins ambiguës que les utopies. C'était mieux avant, vous êtes sûrs? Ce sera mieux après, vous pensez? Vous vous dites peut-être que ça ne pourrait pas être pire: pas possible!
Qu'est-ce qui, dans l'héritage de la petite épouse de Dieu, valait la peine d'être conservé?
Qu'est-ce qu'il était opportun de rendre, comme Sérénité (dans Solitude) avait rendu un de ses sacrés?
Qu'est-ce qu'il valait mieux perdre?


Petits poucets de l'espace

Quant à la dernière nouvelle, nous l'avons vu dans l'introduction de Le Guin, elle appartient à un genre de science-fiction un peu différent, et comme l'autrice l'a noté, codifié de longue date par les nombreux écrivains qui s'y sont essayé.
 La dernière et [la plus] longue nouvelle, Paradis perdus, ne suit pas ce schéma, et n'est absolument pas une histoire de l'Ekumen. Elle se déroule dans un autre univers, encore un univers fréquemment utilisé, un univers de science-fiction générique et partagé: le "futur".
[…] En d'autres termes, c'est une histoire de vaisseau où vivent des générations successives. (Deux ouvrages remarquables, Aniara de Harry Martinson et The Dazzle of Day de Molly Gloss … ont utilisé ce thème)...
C'est sans doute à dessein que Le Guin choisit de ne citer que deux ouvrages récents, mais on pourrait ajouter à ces deux titres une très longue liste, en commençant par Pour une autre Terre  de Van Vogt et Croisière sans escale de Brian Aldiss... En fait, c'est à une des figures classiques du récit de science-fiction que s'est attaqué Le Guin dans cette nouvelle (ou peut-être novella): d'Asimov à Delany,  presque tous les auteurs canoniques y sont allés de leur histoire de micro-société enfermée dans un vaisseau géant. Ce que Le Guin y apporte de neuf, c'est l'empathie pour les personnages, qu'on trouve dans toutes ses nouvelles; les protagonistes perçoivent les dysfonctionnements de la société en vase clos dans laquelle ils vivent (sur leur arche de l'espace), pressentent les impasses vers lesquelles elle risque de se diriger; ils aspirent à y apporter des changements, et sont confrontés à la découverte déstabilisante que, parmi leurs contemporains, d'autres groupes se forment, qui, avec la même ardeur juvénile qu'eux-mêmes, souhaitent eux aussi des changements, mais des changements radicalement différents.

C'est une des plus anciennes figures de la science-fiction que ce départ vers l'inconnu, non pas, comme dans la mythologie, de figures héroïques et solitaires mais de tout un peuple, d'un échantillon d'humanité.
Les héros mythologiques, les Jason et les Gilgamesh, changeaient le monde (du moins, les aèdes le supposent, car après tout, le seul monde qu'ils connaissent, c'est celui  qui perdure, après que les héros l'aient changé). Les voyageurs de l'arche de l'espace (pas des géants, pas des héros: vous, moi, nos rejetons) le voyage les change, la signification du voyage change pour eux.
Et, comme ils sont nombreux et d'origines diverses, les changements ne sont pas les mêmes pour tous.
Le titre anglais de la nouvelle est bien Paradises lost, au pluriel, une nuance qui en français peut être perdue à l'oral;  en effet, dans cette nouvelle, il est question de plusieurs sortes de paradis, et surtout de plusieurs façons de perdre. Mais aussi de la façon dont, même quand on est perdu dans l'espace profond, on peut trouver des cailloux à ramasser.
On en parle dans un prochain billet, si vous voulez?


À suivre...




Le site officiel d'Ursula Le Guin;
sa bibliographie selon wikipedia.

L'Anniversaire du Monde, nouvelles 
(The Birthday of the World, Harper Collins, 2002; 
traduction française de Patrick Dusoulier, 
Robert Laffont, 2006)

Aucun commentaire: